ELLE : JOUR 1

Je ne sais pas pourquoi, je me suis décidée aujourd’hui plutôt qu’hier ou demain. C’est une histoire que je vis seule, je pense que je redoute la confrontation, la contradiction sur la question, donc j'évite d'en parler à qui que ce soit même à mes plus intimes.

Après le décès de Papa, on a remarqué petit à petit que Maman oubliait des choses, de plus en plus de choses.

Aujourd’hui, elle en est au stade où elle a encore un peu d’autonomie parce que je suis juste à côté et qu’elle passe la plupart de ses journées à la maison, la sortir trop de sa routine pour lui faire passer un bon moment la perturbe tellement que le bénéfice du bon moment est réduit à néant.

Ce qui est curieux c’est que cette perte de mémoire ne touche pas toutes les zones de ses facultés cognitives, elle me surprend encore.

Tout à l’heure alors que nous allions passer à table, j’étais en train de servir du pâté en croûte (son entrée préférée) et que je lui parlais de l’actualité macabre de ces gens morts noyés dans une partie du Rhin interdite à la navigation, alors que je cherchais le nom de ces bateaux gonflables avec ou sans moteur, elle m’a cueillie en me disant : « oui un zodiac ! »

Sur le coup je suis restée bouche bée, elle avait retrouvé le mot sans difficulté et avant moi alors qu’elle était incapable de mémoriser ce que je lui avais déjà répondu trois fois quelques minutes auparavant…la composition du menu du déjeuner de ce samedi…

Le déjeuner s’était déroulé comme d’habitude, ne cessant de répéter qu’elle avait trop à manger alors que finalement elle mangerait tout, demandant la dernière frite avalée, s’il y avait un dessert…et l’engouffrant avec jubilation tant elle aime le sucré.

Après déjeuner on est allé se promener et ramasser encore du thym et du fenouil sauvage et puis retour à la maison pour une douce somnolence pendant laquelle est s’inquiète tout de même régulièrement que je ne reste pas dans la même pièce qu’elle, que je regarde autre chose qu’elle à la télévision ou que je bouquine ailleurs que dans la même pièce qu’elle…

Avant-hier j’étais sortie retrouver des amis et je lui avais collé des tas de papiers sur les meubles pour pas qu’elle s’inquiète de mon absence, de sa présence à Fréjus, je lui avais préparé un dîner froid sur un plateau télé et je lui avais mis sa chaîne de télévision préférée.

Mais entre le froid, car pour une fin de mois de mai, et cette inquiétude sourde, j’ai compris que cet espace de confort dans lequel nous étions installées était en train de se refermer et que je n’y pourrais rien car pour moi aussi le remède était pire que le mal.

Au fur et à mesure de la journée, comme tous les jours, elle montrait son impatience à rentrer chez elle, je pense pour ne plus avoir à donner le change sauf que là pour deux jours encore chez elle c’était ici dans cet appartement que j’avais hérité de Papa.

Les balades dans les lieux de notre passé lui faisaient du bien, la rendait heureuse, ici dans cette ville où elle a vécu si longtemps et où elle a tant de souvenirs mais tous les soirs cette même angoisse resurgissait et il fallait beaucoup de patience et de douceur pour l’apaiser.

Ce qui pourait sembler épuisant et minant pour un être normal était ce qui la rassurait et l’apaisait, le routine, la répétition des mêmes choses, même paroles, mêmes activités, même personnes…

Je ne sais pas si elle suit vraiment ce qu’elle regarde à la télévision, ça demande peut être trop de concentration mais ça la distrait, je pense.

Je lui programme plutôt des séries ça dure moins longtemps elle a moins de choses à mémoriser, des documentaires, je crois qu’elle ne lit plus mais elle me le cache, elle continue à acheter des mots fléchés force 52 000 mais je la soupçonne de ne plus les faire ou alors de tricher avec les corrections, je ne lui dis pas que je le sais, elle ne le sait peut être même pas elle même, ça lui ferait de la peine, je joue le jeu…

Mais quand je lui lis des pages d’un bouquin de Boris Cyrulnik, elle comprend et si je m’interromps pour m’assurer qu’elle a bien compris, s’engage entre nous un dialogue où elle me démontre qu’elle a bien compris ce que je lui lis…c’est un mystère…Cyrulnik oui mais pas le jour, ni la date, ni même le mois et je ne suis pas sûre de l’année…pourquoi comment je ne sais pas…

Ma mère me manque, même si elle vient tous les jours à la maison, même si elle vient avec nous en week end, en vacances, ma mère me manque parce que ça n’est pas elle qui est là.